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Emeline Pasquier est une observatrice de l'entreprise à la double expérience, le conseil en organisation et stratégie, et le management en communication et développement durable. Elle est membre du bureau de l'association Innovation Citoyenne et Développement Durable (ICDD).

Le renouveau de l’utilité sociale ou la RSE symbole d’une époque

L’entreprise a longtemps été considérée comme un lieu du travail, et pour cause, elle avait pour objectif de rassembler des femmes et des hommes dans un même lieu pour les faire travailler ensemble. Certains, comme Karl Marx, ont considéré que derrière le système imposé par l’entreprise, en particulier capitaliste, il y avait un échange nécessairement inégal entre les détenteurs de l’entreprise (les capitalistes) et ceux qui venaient y délivrer leur force de travail, puisque l’entreprise avait pour finalité de dégager une plus value sur l’effort de ses salariés ; la plus value représentant la différence entre la valeur du temps passé pour produire et le salaire versé en compensation de ce temps passé (théorie de la valeur). Il en déduisit à l’époque que l’entreprise capitaliste était le lieu de l’exploitation de l’homme par l’homme, et une forme d’aliénation par le travail. 

Partant de là et sans préjuger du bienfondé de  la thèse de Karl Marx, je note qu’à cette époque, il y a à peine plus d’un siècle, l’entreprise était un lieu de travail où l’échange passé permettait à ceux qui n’avaient que leur force de travail par opposition à ceux qui détenaient le moyen de faire travailler, d’obtenir un salaire en l’échange d’un temps passé à produire. Le contexte se présentait de manière assez simple, il y avait une nécessité de travailler pour vivre et l’entreprise était un pourvoyeur de travail. Dans ce contexte, l’utilité sociale de l’entreprise aurait pu se résumer à une utilité dite « de subsistance ». Sauf qu’en réalité, et je souhaite insister sur ce point, de nombreuses entreprises dépassaient déjà largement leur rôle de pourvoyeur de travail. Tout le monde a en mémoire la méthode d’Henri Ford et ses salaires élevés pour doper la consommation de ses salariés/clients captifs, mais qui se souvient de Julien Pierre Ange Bessonneau, le fondateur de la Société anonyme des filatures, corderies et tissages d’Angers, appelée « Etablissements Bessonneau », qui au tout début du XXème siècle créa notamment une caisse de secours pour ses ouvriers, des crèches dédiées à son personnel féminin, ainsi que le stade d’Angers ? Dans les faits, les exemples d’entreprises très impliquées dans le développement social de leur localité impliquant la création de toutes les infrastructures tant sanitaires, sociales, que de loisirs se retrouvent assez répandus un peu partout dans le monde ; le cas de la Russie, certes fortement impulsé par l’idéologie de l’époque, est sur ce point notable. Que peut-on en dire ? Que l’utilité sociale synonyme d’implication de l’entreprise dans le développement de la société a toujours existé, qu’elle lui est peut-être même intrinsèque, et que la notion est loin d’être nouvelle.  

Mais sans être nouvelle, l’utilité sociale (*) de l’entreprise est-elle toujours la même ? Fait-on référence aujourd’hui à la même notion ? Répond- elle aux mêmes attentes ? Quelles sont d’ailleurs les attentes derrière cette Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) que l’on semble avoir découverte ou redécouverte lors du Sommet de la Terre de Johannesburg en 2002 ? 

« De la subsistance à la reconnaissance »  

Les décennies, et notamment le XXème siècle, qui ont accompagné le développement de nos sociétés, de nos économies et de nos entreprises, ont connu la guerre et de nombreuses crises, en même temps que l’émergence d’une conscience sociale partagée associée à de nouveaux comportements, de nouveaux modes de vie et, de manière sans doute beaucoup plus fondamentale, de nouvelles façons d’envisager la vie. Les acteurs du travail sont indéniablement les alter egos de ceux qui les ont précédés, en ce sens qu’ils ont toujours ce même besoin de travailler pour vivre mais, derrière ce besoin de subsistance, quelque chose de « sociologique » aux profonds impacts est apparu : le besoin  de travailler pour exister aux yeux des autres dans une société qui ne reconnaît vraiment que ceux qui ont un travail ; depuis que le travail organisé selon un grand marché règlementé n’offre structurellement plus, et parfois de manière plus forte dans certaines conjonctures, de travail pour tout le monde. Devenu rare et recherché, le travail incarne aujourd’hui le symbole de l’utilité sociale dans nos sociétés ; cet indispensable qui met en péril socialement, peut-être plus qu’économiquement parlant, ceux qui n’en disposent pas et qui sème le doute dans l’esprit de ceux qui pour des raisons d’âge s’en voient privé. 

De la simple utilité sociale dite « de subsistance » et évoquée précédemment, nous sommes passés dans une ère de l’utilité sociale « de reconnaissance ». L’entreprise n’est pas seulement ce lieu de travail qui rémunère un temps passé à produire, elle est devenue ce lieu où il faut être pour être reconnu, ce lieu qui confère un statut celui « d’utile socialement ». Dans ce contexte, l’entreprise n’est plus tant recherchée comme un acteur d’utilité sociale, que comme un pourvoyeur absolu d’utilité sociale. Et ce n’est pas tout, avec l’idée largement répandue depuis l’après- guerre que l’entreprise est un moyen pour se sortir d’une condition socialement faible, selon le principe dit de l’ascenseur social, son utilité sociale est renforcée, elle s’associe la notion de progrès social. Bien entendu, le progrès est une notion complexe qu’il n’est pas toujours simple à appréhender; toutefois, je considérerai dans mon propos comme progrès social, toute évolution qui permet à individu de jouir plus librement de sa vie parce qu’il a pu s’assurer une réponse satisfaisante à ses besoins essentiels, comme se nourrir, se loger, se vêtir, de même que s’assurer une place dans la société qui lui garantisse un minimum de quiétude. Chacun notera que je me garde bien de parler de capacité à consommer. Ainsi donc, si l’entreprise permet à un individu de disposer plus de sa vie que ne pouvait le faire ses ancêtres ou ses propres parents, je considère qu’il y a progrès social. Or, l’entreprise a cela de commun avec l’école d’avoir su permettre à des hommes et à des femmes d’exprimer leurs talents, leur génie parfois, et leur offrir une chance de s’épanouir en s’éveillant à une condition de vie que la naissance ne pouvait pas leur offrir. On pourrait parler d’émancipation, d’épanouissement, d’intégration aussi, l’entreprise est utile socialement car elle incarne ce qu’aucune société, ce qu’aucune économie, ce qu’aucun individu ne peut négliger : le travail, et à travers lui tout ce qui s’y rapporte de bon et de moins bon. 

Parce que l’entreprise est avant toute chose un lieu privilégié du travail, elle cristallise toutes les attentes et toutes les frustrations de ce poumon de société qui conditionne tout. Parce que l’entreprise est dans la société au même titre qu’elle participe à la construire, elle est attendue sur tous les fronts; elle participe aussi parfois par un effet de miroir à reproduire ce qui s’y vit comme cela s’y vit (cf. Diversité, endogamies, quelle responsabilité sociale ? ). Parce que l’entreprise est une pièce maitresse de l’écosystème dont elle est interdépendante, elle est en capacité sociale forte. Plus que son utilité sociale, c’est sa responsabilité et son exercice social qui sont aujourd’hui interrogés. 

« De l’intimité locale au droit d’opérer » 

De toutes les transformations et les profonds changements qui ont fait nos sociétés comme elles sont aujourd’hui, il y en a une qui est de taille pour l’entreprise, il s’agit du rapport aux territoires. A première vue, le constat du temps qui s’est écoulé dresse le bilan suivant pour les entreprises : certaines ont disparu au profit d’autres, la zone de couverture des entreprises en activité a eu tendance à s’internationaliser, la détention des entreprises s’est modifiée et complexifiée, la répartition des tâches des filières métiers est devenue un marché commun et international, l’unicité des savoir-faire a plus ou moins disparu; en somme, ce qui constituait l’écosystème de l’entreprise hier n’a plus grand chose à voir à ce qui se vit aujourd’hui. Et derrière ces nouveaux enjeux, ces nouveaux marchés, ces nouvelles règles du jeu, la zone d’implantation et de dépendance de l’entreprise a explosé. Celle qui avait les pieds dans ses territoires, a mis les pieds dans les territoires. Qu’ en est-il advenu de l’utilité sociale ? Que se passerait-il si Ford augmentait aujourd’hui le pouvoir d’achat de ses salariés? Il est fort à parier qu’il permettrait à Apple d’écouler plus d’Ipad ou d’Iphone, à moins que ce ne soit une ruée vers le nouveau parfum de Calvin Klein. Et que ferait Monsieur Bessonneau avec ses établissements délocalisés dans deux ou trois pays, et plus de la moitié de son effectif à l’international (**) ? La réponse n’est pas évidente et pour cause.

Monsieur Bessonneau a permis à son époque le développement social d’une localité dont il connaissait par cœur les besoins et les ressorts pour y être né. Ce qu’il a fait et ce qu’il a apporté à sa ville, dont il était devenu maire, c’est un peu comme s’il se l’était apporté à lui-même en réponse à ce lien quasi intime et fraternel tissé avec cette localité qui l’avait vu naître et qui renfermait ses racines d’homme avant son vécu d’industriel et d’élu. Les villes-industries russes ont, d’une certaine manière aussi, partagé cette même logique qui a conduit les industriels locaux à s’investir dans ce qui constituait leur territoire, comme bassin d’emploi et comme écosystème social aux enjeux connus car pleinement partagés. Qu’en est- il aujourd’hui? Quelle représentation peut-on avoir des territoires d’entreprises qui s’implantent là où l’opportunité de marché les appelle? Où sont passés les salariés qui, leur journée ou leur semaine de travail terminée, redevenaient les frères ou les épouses, les voisins ou tout simplement les citoyens que l’on retrouvait à l’occasion des fêtes de ville, ou plus pratiquement lors des dépouillements des élections municipales pour prendre le pouls du destin d’une localité dont on partageait le quotidien et l’avenir ? Il y a une utilité sociale qui d’évidence naguère tombait sous le sens et qui maintenant ne peut être que de circonstance, parce le temps a surtout fait évoluer l’espace de l’entreprise qui en devenant celle qui s’implante partout n’est finalement plus nulle part. 

Ce que l’on peine à vouloir restaurer dans l’entreprise est sans doute à mettre en lien avec l’absence de racines réelles et solides, d’empreinte évidente avec son territoire. Tant est si bien que ce que faisait l’entreprise de bonne grâce avant est devenue une obligation règlementée aujourd’hui derrière ce droit d’opérer qui tombe comme une sanction pour rappeler à l’entreprise qui souhaite se développer dans un territoire qu’elle doit aussi lui être utile socialement (cf. Total dans l’ex Birmanie). Derrière le fameux temps passé à produire, il y a un échange qui pour être réciproque doit offrir en sus du salaire, une compensation sociétale. 

Est-ce à dire que l’utilité sociale de l’entreprise ne peut raisonnablement s’envisager que dans un territoire connu, et sans doute un peu borné? C’est possible, en tous cas il n’est pas déraisonnable de se poser la question. L’entreprise, et à travers elle le travail que l’on allait chercher parfois loin jusqu’à se déraciner soi-même, a disparu. Après avoir appelé et réunit autour d’elle, après avoir été cet acteur social incontournable, l’entreprise en prise avec son territoire n’est plus aujourd’hui, elle est autre. Et c’est derrière cette autre notion de l’entreprise que doit se concevoir une nouvelle utilité sociale, nécessairement différente. La RSE telle qu’elle est évoquée aujourd’hui n’est probablement pas assez consciente des écarts entre l’entreprise de Monsieur Bessonneau et l’entreprise d’aujourd’hui ; en revanche, elle apporte une ouverture bien nouvelle et particulièrement intéressante sur l’aspect environnemental qui n’était pas considéré jusqu’alors. 

C’est quand on pense qu’il n’y a plus rien à faire, qu’il y a tout à inventer…

(*) Utilité sociale ou utilité sociétale comme certains préfèrent la nommer aujourd’hui.

(**) Les établissements Bessonneau ont disparu en 1966

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4 Commentaires le “Le renouveau de l’utilité sociale ou la RSE symbole d’une époque”

  1. Charles Anthoine Bellauderie 29 août 2011 à 16:41 #

    C’est bien d’avoir pris l’exemple de Bessonneau, entreprise de corderie de chanvre dans laquelle mes deux grands-pères ont travaillé et où mon père a fait son apprentissage d’ajusteur-outilleur. C’est bien mais c’était avant tout une entreprise très paternaliste, qui dans les faits s’évertuait à conforter un ordre établi encadé de surcroît par un clergé angevin très conservateur. Elle-même assez conservatrice, cette entreprise n’a pas su assurer sa conversion industrielle quand la marine à voile a disparu. Disons en outre que la vocation sociale de Bessonneau et de son beau-père François Besnard n’avaient sans doute pas grand-chose à voir avec les utopies socialisantes, par exemple, d’un Fourier. Pour le reste, j’approuve sans réserve la plupart des analyses de l’auteure, y compris sa vision du progrès durable. Bravo aussi pour m’avoir rappelé que toute mon enfance fut rythmée par la sirène matinale des usines Bessonneau, qui arrosait toute la ville d’Angers. Bessoneau, dont je ne suis pas certain qu’il fut maire. Charles Anthoine Bellauderie.

  2. KOUGOUINDIGA Séni 28 octobre 2013 à 11:05 #

    merci! je n’ai pas perçu la différence entre utilité sociale et RSE

  3. Rose l'Angevine 18 décembre 2014 à 20:39 #

    Julien Bessonneau père n’est pas né à Angers mais à Saint-Clément-de-la-Place (49) et ne fut pas maire d’Angers, mais de Saint-Clément. Son fils (adoptif qui dût démissionné compte tenu d’une gestion dite hasardeuse) fut par contre député de Maine-et-Loire.

    • greenlandep 19 décembre 2014 à 08:00 #

      Un grand merci pour ces informations qui sont d’une précieuse justesse.

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