L’entreprise vous prend comme vous êtes (cf. « Venez comme vous êtes », dit la nouvelle campagne et promesse employeur de McDonald’s) mais vous garde – t – elle quand vous restez comme vous êtes, quand vous grandissez comme vous êtes ou quand vous faites évoluer qui vous êtes ? Cette question pourrait prendre la forme d’une boutade ; dans les faits, il n’en est rien.
L’entreprise est par nature une organisation faite d’hommes et de femmes. Ils constituent son énergie, sa force de travail, les ambassadeurs de sa culture et tout ce qui rend l’entreprise humaine et vivante. Parce qu’ils s’expriment, communiquent et échangent, les collaborateurs d’une entreprise véhiculent son image, développent sa notoriété ou, à l’inverse, détériorent sa réputation quand la promesse employeur ne leur apparaît pas respectée. Les collaborateurs sont l’entreprise qui fait d’eux des collaborateurs ; ils sont le corps et le cœur apparents d’un système économique au service d’un projet en premier lieu industriel mais qui peut parfois porter d’autres ambitions.
Quelle que soit son activité, l’entreprise qui croît et se développe est un jour ou l’autre confrontée à la question du recrutement qui symbolise la volonté de faire entrer dans l’organisation, dans le système économique, une ou plusieurs nouvelles individualités, de nouveaux collaborateurs. Au-delà des critères inhérents au métier de l’entreprise, tout recrutement est un exercice complexe pour le recruteur qui se doit de déceler celles et ceux qui, parmi les candidats, seront les nouveaux compagnons d’un voyage plus ou moins long mais qu’il faudra faire ensemble. Dans ce contexte, il paraît difficile d’imaginer que l’entreprise invite à sa table tous les prétendants mais bien plutôt celles et ceux dont la compagnie est plaisante, rassurante, motivante ; en somme, celles et ceux qui sont déjà un peu comme les autres avant de les rejoindre. A cet égard, je ne crois pas que l’entreprise prenne ses collaborateurs « comme ils sont », je crois qu’elle sélectionne les collaborateurs qui sont déjà une fidèle transposition de l’image qu’elle a d’elle-même. Qu’on le veuille ou non, une part de confiance et d’intimité réciproque s’échange le jour où le collaborateur rejoint l’entreprise ; un temps de vie s’expose au rythme d’une entreprise qui elle –même s’expose au jugement d’un nouveau regard. C’est d’une manière ou d’une autre, pour le collaborateur comme pour l’entreprise, une situation à enjeux dont il est naturel de vouloir minimiser les risques. C’est là que l’entreprise vous « choisit comme vous êtes » dans un réflexe endogame (cf. http://wp.me/p1FsFf-D ) plus ou moins volontaire et conscient et que vous décidez de la choisir également car elle vous renvoie une image de vous-même qui vous convient. C’est un fait et je ne reviendrai pas là-dessus.
En revanche, ce qui m’apparaît particulièrement intéressant à analyser, c’est ce qui se produit lors de ce fameux instant que je qualifierai « d’instant T », où l’entreprise et le candidat s’entendent sur le fait qu’ils vont collaborer. A cet instant précis, les deux parties ont un intérêt commun qui intervient dans deux contextes à la fois connus (fin des études, envie d’un nouveau défi professionnel,… / nouvelle offre commerciale, développement de l’entreprise,…) et, ce qui me semble sans doute le plus fondamental, datés. Au contexte de l’entreprise avec son projet industriel s’associe celui d’un homme ou d’une femme, avec sa situation personnelle ; tous deux avec leurs propres ambitions. Cet instant T, aussi fondamental soit-il car il détermine un destin commun, disparaît de manière quasi instantanée une fois la décision prise. Le candidat, devenu collaborateur, devient un acteur de l’entreprise et l’opportunité professionnelle, devenue nouvel emploi, devient le travail de tous les jours.
L’unicité de cet instant T est d’être un marqueur dans la relation entre l’entreprise et son collaborateur. Une relation qui ne sera probablement jamais aussi explicite, aussi ouverte et aussi proche de la réalité qu’en cet instant ; car les années passent et avec elles les vécus se modifient et s’organisent en dehors de l’entreprise, souvent sans qu’elle n’y prenne garde. La jeune promue à une brillante carrière a déménagé, elle s’est mariée, elle a déjà deux enfants. Le haut potentiel a voyagé, il a divorcé, il s’est mis à jouer intensément au tennis. Celui qui avait deux ans d’avance au sortir de ses études a fêté ses 40 ans, il est toujours célibataire mais il s’occupe de sa grand-mère depuis le décès accidentel de ses parents, etc. Autant de collaborateurs, recrutés sur les mêmes critères, autant de vécus qui les ont fait évoluer, tandis que leur entreprise conservait d’eux les motivations échangées lors de l’instant T. Or, depuis leurs « instants T », ces collaborateurs sont toujours comme ils sont mais radicalement différents, car le temps de la vie s’est exercé ; ils ont personnellement construit un projet dans lequel l’entreprise n’est évidemment pas.
Il n’y a que la chanson qui donne rendez-vous dans dix ans. L’entreprise, qui n’a pas idée du temps de la vie puisqu’elle ne la vit pas directement – elle est un système économique – devient oublieuse de ses collaborateurs et le lien d’intimité né dans un instant T se dissipe alors que les droits de la vie s’exercent. Et la matérialisation concrète de cette distorsion entre deux intérêts propres qui avaient convergé en un instant T se retrouve malheureusement dans de nombreuses situations bien connues aujourd’hui : l’évolution de carrière des femmes devenues mères, la gestion des séniors dont on ne finit par identifier que l’âge, les demandes multipliées d’aménagement du temps de travail, les souhaits de mobilité,… Des situations qui embarrassent l’entreprise et qui se font jour comme si un deal immuable avait été passé sans compter sur le temps qui passe. Et ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas d’une capacité à gérer les hommes au sens de leur évolution de carrière, du management des compétences et tout ce qui se rapporte de près à une politique des ressources humaines efficace. Il serait vain de penser que les bilans annuels ou autres rendez-vous réguliers de l’entreprise avec ses collaborateurs sont de nouveaux instants T. Ce qui pose question, c’est la capacité pour une entreprise donnée d’évoluer en même temps que ceux qui la font, ses collaborateurs, et de porter les mêmes marques du temps, les mêmes stigmates de la vie, afin de proposer toujours avec la même ferveur un projet à celles et ceux avant tout choisis pour ce qu’ils incarnaient.
Je constate que bien souvent les années qui passent avec leur lot d’aléas sont un actif pour l’entreprise qui gagne en confiance et en notoriété, tandis que cela devient un passé lourd à porter pour ces collaborateurs presque obligés de s’excuser d’avoir vieillis, d’avoir osés jouer le jeu de la vie faisant s’envoler les premières cartes déposées lors… de l’instant T.
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