Ce qui est particulièrement fâcheux dans les périodes de crise économique, c’est le renforcement d’un mauvais réflexe qui, plutôt que de chercher à dissiper au plus vite les effets indélicats d’une baisse de l’activité, s’évertue à tout prix à justifier ce qui se passe à coups de chiffres. De ces chiffres et de ces données livrés comme autant de preuves d’une fatalité que l’on croit nécessaire de quantifier. Un peu comme si la faute avouée et chiffrée était en matière économique à demie pardonnée. Evidemment, il n’en est rien, mais la tentation de la justification est trop forte, d’autant qu’aujourd’hui avec l’arrivée massive des fameux indicateurs de performance (KPI’s), elle s’est offert un allié de choix.
Il est certain que l’analyse d’un projet ne peut résolument faire l’impasse d’un retour sur investissement dûment justifié. Il est plus qu’évident qu’un investissement, de surcroît en plein contexte économique incertain pour ne pas dire maussade à un horizon de plusieurs mois, ne s’apprécie qu’à l’aune d’une opportunité tangible et financièrement établie. Il n’est pas déraisonné d’invoquer le cœur de métier pour justifier d’un positionnement ou d’un recentrage stratégique, le tout argumenté de chiffres et d’indicateurs scrupuleusement relevés pour qu’il n’y ait pas débat, et surtout pas d’ambigüité. Et pourtant, tout bon financier vous le dira sans sourciller, il est extrêmement facile de faire parler les chiffres et les indicateurs, en particulier dans le sens qui arrange. Qu’est- ce- qu’un indicateur au final ? Une manière plus élégante qu’un vulgaire chiffre de présenter une donnée. Et quoi de plus partisan qu’une donnée qu’on choisit de présenter ? Car que l’on ne s’y trompe pas, les fameux indicateurs de performance si souvent cités et présentés comme les porteurs d’une vérité absolue sont aussi multiples que les situations qu’ils prétendent décrire, voire aussi versatiles que ceux qui les déterminent.
Mais voilà, alors que nos pays d’Europe baignent dans un contexte économique compliqué et j’ajouterai complexe, nos entreprises érigent des forteresses de justification, à grands renforts de chiffres et surtout d’indicateurs dits de performance pour arrêter à leurs portes toute initiative ou tout projet qui n’aurait pas sa batterie d’indicateurs en bonne et due forme. L’intimidation est telle qu’il n’y a finalement pas tellement de valeureux qui tentent de forcer le passage, lui-même si bien rompu aux exercices de dissuasion que les idées créatives préfèrent rebrousser chemin de peur de perdre leur enthousiasme légendaire sur l’autel cinglant de la justification financière. Car ce qui n’est pas en mesure de prouver qu’il ne craint pas l’épreuve du trébuchet est aujourd’hui abandonné ou, au mieux, mis de côté en attendant des jours meilleurs.
C’est donc dans ce contexte que la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) est en ce moment même expressément invitée à apporter la preuve de son utilité, pour ne pas dire de sa rentabilité immédiate. C’est sans doute une aubaine pour de nouvelles offres de conseil qui vont rivaliser, nul doute là-dessus, d’ingéniosité pour conquérir ces nouveaux marchés dévoilés. Un comble de la déraison, me direz-vous peut-être, pour cette notion qui est sans doute la seule légitimement en droit de ne pas avoir à développer de projet économique à proprement parler pour justifier de son existence. Un comble de la déraison qui sévit pourtant de plus en plus lorsqu’il s’agit de proposer de nouvelles actions en matière de RSE. Soyons tout de même magnanime, toutes les réactions ne sont pas du même acabit. Il y a les réactions animées par la seule logique financière : « Mais cela va me rapporter combien ? », « Comment vais-je réussir à le valoriser pour en tirer un bénéfice commercial? », « Et pourquoi devrais-je prendre en charge ces coûts supplémentaires ? » ; il y a ensuite les réactions plus embarrassées et motivées par la justification à donner aux autres : « Comment justifier de dépenser du temps et de l’énergie sur ces sujets ? », « De quelle manière valoriser une politique RSE en interne ? » ; il y a enfin les réactions de ceux qui veulent évacuer au plus vite le sujet et cherchent l’échappatoire : « Et comment font les autres ? », « Quand la réglementation sera – t – elle rendue obligatoire ? » . Quelles qu’elles soient, ces réactions ont toutes en commun cette demande implicite d’un argumentaire solide pour justifier de s’intéresser de près au sujet de la RSE, devenu cet encombrant compagnon de route dont on se serait bien passé. Car la RSE et plus largement le Développement Durable posent aux entreprises aujourd’hui le délicat problème d’un investissement à engager pour l’avenir et ce, dès à présent.
Un manque d’appropriation, une gêne causée par un sujet complexe dont les entreprises ont du mal à s’approprier les enjeux, voici ce qui justifie sans doute les difficultés rencontrées par celles et ceux qui tentent de développer des actions en matière de RSE et qui se trouvent confrontés à des refus, au mieux à un vague intérêt qui ne sera jamais suffisant pour engager une démarche profonde et structurelle. Pourtant si le sujet est complexe, il est d’une impérieuse nécessité qui ne peut se résoudre à tomber sous le joug des forteresses de justifications financières. C’est donc sous la forme d’une boutade anecdotique que j’aime pour ma part répondre aux plus sceptiques que, s’il est un indicateur à regarder de près, à la loupe, dans les entreprises labélisées par leurs pairs comme « où il fait bon vivre », c’est le sourire de leurs collaborateurs.
Aussi, je vous pose la question, quel est le prix d’un sourire ?
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