À propos de l’article

Information sur l'auteur

Emeline Pasquier est une observatrice de l'entreprise à la double expérience, le conseil en organisation et stratégie, et le management en communication et développement durable. Elle est membre du bureau de l'association Innovation Citoyenne et Développement Durable (ICDD).

Une fiction qui rappelle des souvenirs

Il était une fois une entreprise, née du projet commun de quelques fondateurs inspirés. C’était il y a plusieurs décennies.  A l’époque, son rapport à l’argent et à la finance était simple. Ses fonds étaient totalement propres et parfaitement identifiés. Très vite, pour celle qui n’était qu’une petite entreprise en lancement, la croissance est au rendez-vous, associée à un développement rapide de ses activités. Dans le même temps, le besoin d’investir se fait pressant, comme une soif qu’il faut assouvir pour rester dans la course, pour accompagner le rythme devenu effréné d’un projet industriel qui fonctionne bien. Le carnet des commandes s’emballe et pour répondre à toutes les demandes du marché, il est nécessaire de recruter de nouveaux collaborateurs, d’investir dans de nouvelles machines, dans des locaux plus grands, mais aussi dans la Recherche et le Développement.

Arrivent alors les premiers doutes pour les fondateurs de la petite entreprise. Il faut non seulement investir vite, mais il faut investir beaucoup, bien plus que ce que l’on possède afin d’obtenir une chance de continuer à jouer dans le marché. Car si le marché s’emballe, il ne se laisse jamais totalement séduire et s’échappe dès que la routine s’installe, après les premiers sursauts de l’idée qui fait mouche ou de l’innovation que l’on n’attendait pas. Il est donc impératif de bousculer en permanence les habitudes, de mettre en mouvement l’économie, être cet « entrepreneur dynamique », cher à Joseph Alois Schumpeter, afin de conserver durablement son avantage concurrentiel, sa place dans le grand marché économique. Et il faut se rendre à l’évidence, les seuls fonds propres ne sont plus suffisants. La recherche de nouveaux investisseurs devient une priorité, en même temps qu’elle sonne comme la condition nécessaire à la poursuite du développement de l’entreprise, et sans doute d’ores et déjà à sa survie à long terme. C’est la découverte pour les fondateurs et dirigeants d’une réalité d’entreprise pourtant bien commune : la nécessité de se faire financer par d’autres, d’emprunter à d’autres pour continuer à avancer. La petite entreprise, sans vraiment y songer, vient d’entrer dans l’économie de l’endettement.

L’intermédiation bancaire

Des premiers contacts se font naturellement avec les banques de la place qui, séduites par le dynamisme de l’entreprise et convaincues par le projet de développement appuyé par quelques ratios bien sentis, ne se font pas prier pour ouvrir une ligne de crédit. En ce milieu des années 80, le recours à l’intermédiation bancaire n’a rien d’étonnant, c’est une habitude entrée dans les mœurs de celles et ceux qui recherchent des fonds pour financer leurs projet d’avenir; qu’il s’agisse d’ailleurs des entreprises ou des ménages. Pourtant, avec cette dette inscrite au bilan de leur entreprise, le sentiment des fondateurs et dirigeants est mitigé ; si ces fonds sont une aubaine pour la croissance, cela sonne comme une première déconvenue. Désormais, d’autres que ceux qui ont mis leurs idées et leurs tripes dans l’entreprise, de même que d’autres que ceux qui lui confient chaque jour leur force de travail, seront intéressés à sa réussite et seront de ces observateurs d’autant plus vigilants que l’argent avancé n’est pas une donation mais bel et bien un prêt remboursable.

Si à la table des décisions, rien n’a changé, il flotte comme un air un peu plus lourd que d’habitude. Un air qui finit pourtant vite par s’alléger, car la croissance relancée de plus bel permet à l’entreprise de grandir et surtout de grossir à une vitesse bien plus rapide que ne l’auraient espéré ses fondateurs et dirigeants il y a encore quelques années. Et finalement, la nouvelle configuration du bilan devient une habitude comptable qui finit par ne plus déranger personne. Les années passent, avec leurs tempêtes dévastatrices et salutaires, et la petite entreprise fait mieux que résister. Son dynamisme et sa compétitivité sont exemplaires. Sa recette est simple, une adaptabilité et un renouvellement perpétuel afin de donner au marché ce qu’il attend et cela sans attendre. Car si le marché a de nombreuses attentes, il n’est pas de ceux qui attendent, et pour corser le jeu il en modifie régulièrement les règles à coups d’obsolescence technologique rapide, de cycles de vie produit de plus en plus courts, de normes de plus en plus strictes, de règlementations de plus en plus contraignantes. Il se transforme aussi, et laisse découvrir au fil des années un plateau de jeu beaucoup plus vaste qu’au départ mais largement plus complexe. Ainsi, celle qui n’était qu’une petite entreprise locale, un fleuron national, se plaît à rêver d’international. Et si seulement…

Dans les yeux de ses fondateurs et dirigeants, visionnaires et passionnés de la première heure, il y a toujours cette même envie de jouer le marché tel qu’il se présente et quelles qu’en soient les règles ;  après tout il s’agit toujours d’entreprendre. C’est l’entrée dans les années 90 et la petite entreprise devenue grande est attendue sur d’autres fronts. Il est plus que temps de sortir des frontières et de jouer le jeu de la mondialisation. C’est du moins en substance ce que les fondateurs et dirigeants expriment à leurs collaborateurs en annonçant leur volonté d’introduire l’entreprise en Bourse. Et que l’on ne s’y trompe pas, si derrière la réussite de ce projet c’est une capacité financière décuplée pour attaquer le grand marché monde, c’est aussi le projet de fierté de toute une entreprise. Quelle fierté d’entrer dans le cercle fermé, le dernier cercle de la réussite ! La cotation, et c’est sans doute son piège le plus grand, est une sirène au chant doux et rassurant. L’entreprise ne s’endette plus, elle entre dans la côte ! Et c’est tout un conseil d’administration qui vote à l’unanimité cette décision pour l’entreprise, réunissant les fondateurs- dirigeants et les collaborateurs devenus actionnaires lors d’un grand plan d’actionnariat salarial il y a quelques années.

La cotation boursière

C’est ainsi qu’après une journée particulièrement stressante et remplie d’émotion, la petite entreprise devenue grande fait son entrée dans le marché boursier. Au départ, il ne s’agit que de placer en Bourse 20% du capital, mais après quelques années, et pour accompagner la croissance parfois fulgurante dans certains pays, le montant du capital de l’entreprise proposé au flottant s’élève pour atteindre 70%. Certains observateurs de l’entreprise et notamment les syndicats font remarquer que ce chiffre porte à seulement 30% la détention de l’entreprise par ses fondateurs et ses collaborateurs. Mais à l’époque, rien ne semble ébranler la confiance de l’entreprise, pas même cette évidence de calcul. Il faut dire que les actionnaires, acquéreurs et financeurs du flottant de l’entreprise ne sont pas bien organisés et travaillent, pour ainsi dire, pour leur propre compte individuel. Chaque année, à l’occasion de l’assemblée générale, tout en présentant les résultats de l’entreprise, les fondateurs-dirigeants ne manquent pas de remercier cette confiance donnée à l’entreprise. Mais cette confiance a un prix que l’entreprise se doit de considérer à sa juste mesure : la valeur de l’action.

Pendant quelques années, l’action progresse bien parce que le contexte est bon. C’est tellement mécanique que les fondateurs-dirigeants, plus entrepreneurs que grands financiers, ne sont pas les yeux rivés sur la courbe de la cotation. Après tout, leur métier a toujours été de relancer l’entreprise dans son marché, de chercher à doubler et à distancer la concurrence à travers de l’innovation et du dynamisme. Et leur rapport à l’argent et au capital a toujours constitué un engagement de moyens et non de résultats. Ils considèrent d’ailleurs que le marché de l’argent est celui des banques et des autres établissements financiers et non celui des entreprises qui adressent les marchés qui sont ceux où leur actif stratégique s’exprime pleinement. Seulement voilà, le contexte se durcit et la petite entreprise devenue grande voit la valeur de son action stagner, voire décroître. Loin de s’en inquiéter, les fondateurs-dirigeants continuent sur la lignée de leur projet stratégique de développement, selon leur habitude. Et si rien dans l’entreprise ne semble indiquer qu’un changement plus profond va avoir lieu, l’assemblée générale des actionnaires qui s’ensuit est plus chahuteuse et revendicatrice. Les actionnaires qui paraissaient fidèles et de vrais soutiens à l’entreprise se font plus fuyants, moins enthousiastes qu’à l’accoutumée. Il y a de quoi s’étonner car le dynamisme de l’entreprise est réel et bien palpable. Le seul bémol est effectivement dans ces résultats boursiers qui semblent prendre le dessus sur l’humeur générale dont une voix qui s’élève va même jusqu’à demander la démission des fondateurs et dirigeants.

Une année passe de nouveau et l’entreprise qui se noie en Bourse, suivant un mouvement plutôt général aux entreprises cotées, ne prend pas la mesure de ce qui se trame derrière son dos. Elle n’oserait jamais imaginer quitter la côte, cette devanture classieuse vaut bien quelques déconvenues. Que savent ces analystes de l’entreprise, comment pourraient-ils dire vrai eux qui n’ont jamais mis les pieds dans l’entreprise ? Les actions sont faites pour s’acheter et se vendre, c’est le jeu du marché. Un marché qui s’organise et qui finit par montrer son vrai visage à l’entreprise devenue grande mais restée petite dans le cœur de ses fondateurs et dirigeants, comme dans celui de ses collaborateurs. Le flottant n’est plus si morcelé, certains investisseurs ont pris des parts et ils ont significativement développé leur pouvoir d’influence et leur capacité à interférer sur les décisions de l’entreprise, tout du moins à interroger ses dirigeants. La petite entreprise, sans s’en rendre compte, est en train de perdre du terrain dans sa capacité à décider et à gouverner.

Et lors de la dernière assemblée générale des actionnaires, ces derniers, bien organisés et bien décidés à prendre le contrôle de l’entreprise, ont fait partir les dirigeants, devenus minoritaires et mis en minorité dans leur propre conseil, dans leur propre entreprise dont ils ont dû rendre les clés. Les clés d’un projet qui ne sera désormais plus le leur. Devant des collaborateurs médusés, les nouveaux dirigeants, un fond d’investissement, s’apprêtent à dicter leur nouveau plan de développement pour l’entreprise avec un objectif prioritaire : la valeur de l’action.

La morale de cette histoire, si l’on veut bien la considérer ainsi, est double. D’une part, une entreprise, quoi qu’on en dise, ne grandit jamais seule. Elle a besoin d’une force de travail que lui procurent ses collaborateurs, comme d’une capacité à investir qui rapidement l’interroge sur ses choix de partenaires et sur ses modes de financement. L’endettement n’a rien d’anodin, tout comme le choix d’entrer en Bourse, dans les deux cas il y a perte d’une capacité pour l’entreprise, celle de s’autofinancer, puis celle de s’autogouverner, même si c’est à des fins légitimes de croissance et de développement. L’entreprise responsable est celle qui sait ce qu’elle peut perdre avant de savoir ce qu’elle veut gagner. D’autre part, par nature l’entreprise joue toujours dans le jeu du marché et ne peut se soustraire à ses règles. La concurrence, les prix, l’innovation, sont autant de réalités qui concernent les entreprises. Pour autant, le marché est un espace compartimenté, dont l’accès général n’est pas obligatoire. Expérimenter toute la complexité du marché est un jeu devenu très complexe qui nécessite des dirigeants une grande capacité de discernement et une vision du marché qui ne repose plus seulement sur des réalités marchandes mais sur des logiques financières qui imposent aux entreprises qui valorisent leur capital en Bourse d’accepter de jouer aussi le marché de l’argent.

Le contexte, dans le monde actuel, pose à mon sens une vraie question aux entreprises dans ce qu’elles sont capables d’accepter pour se financer durablement et de manière responsable…

 « toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. « 

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3 Commentaires le “Une fiction qui rappelle des souvenirs”

  1. mutuelle santé 19 décembre 2011 à 19:08 #

    Pour commencer félicitations pour cette présentation, à la fois lucides et posées. Sans critiquer, certains points auraient pu comporter plus de précisions, en particulier vers la fin du billet. C’est juste une manière de dire que je suis empressé de lire le prochain billet

Rétroliens/Pings

  1. Une fiction qui rappelle des souvenirs « Contribution Libre | LASER | Scoop.it - 30 novembre 2011

    […] Une fiction qui rappelle des souvenirs « Contribution Libre La recherche de nouveaux investisseurs devient une priorité, en même temps qu'elle sonne comme la condition nécessaire à la poursuite du développement de l'entreprise, et sans doute d'ores et déjà à sa survie à long terme. Source: contributionlibre.wordpress.com […]

  2. Une fiction qui rappelle des souvenirs « Contribution Libre « Blog de Charles Ramos - 30 novembre 2011

    […] en lien sur le blog Ivision18000 de Charles Ramos.

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